Le territoire des démons [pv Kaemon]

J'étais parti sans rien dire. Je n'étais même pas revenu à la maison pour lui dire à dieu, ou pour revoir son visage. Même pas. J'avais juste couru à travers la forêt, le plus vite que je pouvais avec le peu de forces qu'il me restait. C'était imprudent, avec les chasseurs et autres démons qui trainaient, mais je m'en fichais. Je voulais juste m'éloigner du corps et de ma maison. De sa maison. Combien de jours s'étaient écoulés depuis que la fille avait crié ? Je ne savais pas exactement, en tout cas j'étais courbaturé de partout à mon réveil et j'avais l'impression d'avoir fait un affreux cauchemar.
Et par-dessus l'envie de fuir, il y en avait une autre. Un besoin. Manger.
Dans ma poche, j'avais quelques biscuits. Je les avala, mais j'avais toujours faim. Et pas la faim qui vous fait gargouiller le ventre, non. Une autre faim, que les humains ne connaissent pas.
J'arrivai à côté d'un lac, après avoir couru pendant je ne savais combien de temps. Mes jambes tremblaient et j'avais l'impression que j'allais m’effondrer au moindre petit souffle de vent. Il faisait nuit maintenant, le croissant de lune brillait et la forêt que je venais de quitter était sombre à tel point qu'on ne voyait pas à un mètre derrière soit.
Je m’accroupis près de l'eau, bu, bu, encore et encore. Mais j'avais toujours faim. Parfois, on peut apaisé sa faim en buvant de l'eau. Cette fois-ci, non. Je releva la tête, prêt à repartir, à me cacher, quand je le vis. Le monstre, dans l'eau. Il me regardait, il me fixait avec un regard bizarre.
J'avais tellement peur devant ses longs crocs et ces yeux jaunes qui me fixaient, que je restai planté là. Lui non plus ne bougeait pas, seuls ses cheveux orangés virevoltaient légèrement au gré du vent.
Je me releva sur mes pieds d'un geste brusque pour le regretter aussitôt. On dit toujours qu'il ne faut pas faire de mouvements trop brusques avec les animaux, j'imagine que c'est la même chose avec les monstres. Avec les démons. Il se redressa lui aussi. Mon cœur battait la chamade comme jamais. Pire encore que lorsque j'avais entendu le cri et vu le cadavre.
Un hoquet m'échappa, et je plaqua ma main contre ma bouche. Le monstre dans l'eau leva une énorme patte munie de deux griffes et dans un petit bruit métallique la balança négligemment contre ses crocs. Comme... Moi.
Non.
Impossible. Impossible.
Non.
Non. Non. Non ! NON !

« HNIOUU ! »

Le cri était sorti de lui même, me perçant les tympans et me donna la confirmation de ce que je pensais. De ce que la voix m'avait dis. J'en étais un. J'étais un démon, un monstre, un mangeur d'âme, un... un être à éradiquer. Et j'avais laissé ma mère seule. Aussi bien par le fait que j'étais parti, que par celui que j'allais surement bientôt mourir. C'était sûr. Que pouvait faire un jeune démon fasse à un Hunter expérimenté ?

Je me détestai, je me haïssais, je me maudissais. Et la Voix aussi. C'était elle qui m'avait forcé à tuer la fille et à manger son âme. Je sentais encore ses doigts étiré ma bouche en un O pour que le nuage vaporeux y pénètre. Et en abruti que je suis, j'avais avalé ma salive. Mais pas seulement, j'avais de la même façon déglutis l'âme de la jeune fille.
Et maintenant, j'en voulais à nouveau. Cette faim que je ressentais depuis plusieurs heures déjà ne venait pas de mon estomac. Mon ventre ne demandait pas un quelconque biscuit chocolat, banane ou fraise. Mon cœur voulait une âme. Et si l'on pouvait appeler ce qui faisait vivre les humains un cœur, pour moi on ne pouvait plus.

Le bruit d'une brindille écrasée me fit tourner la tête. Ce n'était pas le vent qui avait fait ça. Je le savais ; je sentais son odeur, je voyais d'ici le corps svelte d'une biche près d'un arbre.

♣ . ♣ . ♣

Manger l'âme de l'animal m'avait un peu calmé. J'avais toujours faim, mais c'était toujours mieux que boire de l'eau et manger des biscuits secs. J'ai passé la nuit en haut d'un arbre, parmi les branchages qui cachaient mon corps d'horreur. Le lendemain, j'ai baillé tellement fort que j'en suis tombé. Tel un chat, je me suis remis sur mes pattes, pour découvrir que j'avais à nouveau mes mains.
J'ai couru jusqu'au lac pour me regarder. Avec le soleil qui brillait, je ne voyais pas grand chose, mais c'était assez. J'étais redevenu moi. Du moins en apparence.

Je me remis à courir dans le sens inverse de par celui dont j'étais arrivé la veille. Même avec un physique humain, je ne pouvais retourner chez ma mère. Ce serait risquer sa vie que de l'avoir à mes côtés, près de mes crocs de démon. J'y avais pensé tout la nuit : la seule issue à tout ça était ma mort.

♣ . ♣

Un mois plus tard

♣ . ♣

Je marchais dans les ruelles de la ville, la capuche rabattue. Au détour d'un carrefour, j'avais trouvé un plan de la ville. J'étais à Paris, en France. J'en avais fais des kilomètres depuis ma transformation. Je ne savais pas trop où aller, alors j'errai, tout simplement.
Les rues étaient désertes. Pas un chat jusqu'à perte d’horizon. Selon la carte, je me trouvais dans les banlieues de Paris, dans le territoire des démons. Qu'avais-je à craindre, étant moi-même un démon ? Et si un démon me tuait par erreur, ça ne ferait rien. Je ne demandais que cela.

« Euh… Salut. Qu’est-ce que tu fais ici ? C’est dangereux. Y a plein de méchantes bestioles pas très belles qui rodent et qui vont sans doute te prendre pour cible pour essayer de te manger. »

Je sursauta et releva la tête. Sous la capuche de mon sweat, je pus voir une petite adolescente aux cheveux blonds très frisés. Je ne l'avais pas entendu arriver. Je mis un petit moment pour comprendre qu'elle me parlait des démons.

« Et toi, qu'est-ce que tu fais là ? » répondis-je sur l'offensive ; Elle pouvait bien parler cette fille-là, elle-même était dans une zone dangereuse.

Soudain, je me rendis compte que j'avais parlé plus durement que je ne l'avais voulu. Je voulus m'excuser, mais je me sentais comme attiré par elle. J'avais envie de... me jeter sur elle.

Un espèce de gros rat tout poilu, appelé généralement furet mais qui était pour moi un rat, grimpa sur l'épaule de la jeune fille en lui murmurant des choses à l'oreille. Tss. Un furet qui parle, c'est ça oui. J'avais une énorme envie de l'envoyer valser contre un mur. Il ne me disait rien de bon.
Elle disait s'appeler Prudence - étrange nom, pour une fille pommée dans un coin plein de démons. On aurait dis une idiote. Elle avait mal à la tête, donc elle s'aventurait sur le territoire des démons, j'appelle ça être idiot moi. Et elle raconte sa vie à un pur étranger.
Mange la.
Étranger dangereux.

Je refoula cette pensée et répondis en enfonçant mes mains dans les poches de mon jean :

« Kaemon. Il faut que j'y aille. »

Je me retourna et continua à marcher, vitesse supérieur cette fois-ci. Il fallait que je mette le plus de distance entre cette fille et moi, entre cette fille et mon côté démon. Il y avait des chances pour qu'elle me suive, en bonne idiote curieuse. Une idiote qui mérite qu'on mange son âme.
J'expirai rapidement l'air de mes poumons, puis refis la même opération plus lentement. Ça me calmait si peu que je ne voyais aucune amélioration, aucune nuance. La voix, elle, n'avait pas dis son dernier mot. Vas-y Kaemon, mange-là.
Tout ça allait trop vite. J'avais bien du mal à maitriser mes ardeurs de démon, je sentais déjà mes muscles se contractés, prêts à se transformer en monstre. Mais je ne voulais pas tuer une fois de plus. Pas une fille de son âge -même si elle semblait plus âgée que moi. Mange. Mange son âme.

« Tais-toi ! » crié-je avant d'avoir pu me retenir.

Je devenais fou. Cette voix... Mange la, vas-y ... qui me murmuraient toutes ces paroles à l'oreille, encore et encore... C'est ce que je veux, la manger ... je ne pouvais voir son propriétaire pour la simple et bonne raison que c'était moi.
Et cette phrase était la pensée de trop.

Les mains crispées sur mon pantalon, alors que je m'étais arrêté suite au cri -très mauvaise idée-, j'entendis un petit bruit de déchirure suivi de picotements sur mes deux cuisses. En baissant lentement les yeux, je vis d'un seul regard que le tissu s'était déchiré. Et que ma transformation commençait.

« Ne reste pas là Prudence. »

Je l'avais averti, si elle, cette idiote, me suivait et que je ne pouvais plus me contrôler, ce sera tant pis pour elle. Je ne voulais pas la tuer, du moins mon côté humain, mais le démon avait assez attendu. Je ne pouvais plus rien faire d'autre pour elle maintenant.
Je repartis, en courant cette fois. Mes griffes étaient sortis et les faibles chatouillements que je ressentais jusque là s'étaient transformés en véritable douleur alors que mon corps ne m'obéissait plus. Le sang commençait à jaillir des plaies nouvellement formées à mes cuisses.
Je faisais une nouvelle crise et mieux valait fuir. Pour moi comme pour Prudence ou les autres imbéciles qui pourraient se trouver là en ce moment.

Je tournais au coin de la rue, sans un regard en arrière, priant pour qu'elle fasse demi-tour et m'oublie. Je n'avais pas répondu à ses questions, ou du moins pas très bien, mais qu'elle ne me suive pas. Pitié qu'elle ne me suive pas. Manger une âme me calmerait. Tuer une innocente idiote me répugnerait de moi même. Tu es déjà répugnant, une de plus ou du moins, on ne voit pas la différence.

« TAIIIS - TOI ! »

C'était trop tard. Je n'arrivais plus à me maitriser, l'Autre avait pris le dessus.
Je sauta sur le mur haut de bien deux mètres qui me barrait le passage dans cette ruelle grise et un soufflement rauque suffit à me faire comprendre que l'idiote était déjà presque morte.

Spoiler:

La fille n'était pas si idiote que ça, en fin de compte. Je lui avais foncé dessus pour manger son âme, comme mon corps le voulait et elle avait réagi en me maitrisant. Et maintenant, j'entendais ses paroles. Lointaines mais douces. Et je n'aurai jamais pensé qu'elles auraient un impact comme celui-ci sur moi. Qu'est-ce que tu fous Kaemon, mange là ! C'est le moment ou jamais ! Je ne voulais pas. Je ne voulais vraiment pas. Pourquoi devrais-je faire ça ? Prudence avait raison, je n'étais pas obligé de faire ça. Imbécile, bien sûr que si, comment veux-tu continuer de vivre autrement ? Et si je ne voulais plus vivre ? Et si tuer des gens simplement pour continuer d'en tuer d'autre ne me plaisait pas ? Il me suffirait alors de me laisser crever de faim, de ne pas manger d'âme. Un démon de moins sur Terre, c'était toujours ça.
Je me forçai à me calmer, pour qu'elle me libère. J'écoutai ses paroles et lorsqu'elle eut fini, je me les repassai en tête. J'inspirai et expirai, je faisais mon possible pour dominer mon côté démon. J'essayai aussi de parler à Prudence, de lui dire de me lâcher et que je ne lui ferai rien. C'était promis, je ne lui ferais rien, à elle.
Lentement, Prudence entama de desserrer sa force sur mon cou - elle commençait à m'étrangler... -, mes pattes et tout mon corps. J'attendais, la patience me manquant de plus en plus, et lorsque ce fut bon je bondis en avant. Prudence n'avait plus d'emprise sur moi et fut secouée lorsque je me dégagea brusquement. Ce que j'avais prévu fonctionna et en quelques secondes, je me retrouvai déjà à plusieurs mètres de distance.

Je bondissais de toits en toits, de murs en murs, le plus vite possible avant que l'envie de manger son âme ne me reprenne trop fortement pour que je puisse y résister. J'avais pris ma décision, rapidement, simplement. Il ne m'avait pas fallu des années, mais juste assez de temps - trop, déjà - pour comprendre que je faisais trop de mal autour de moi.
Je m'arrêtai brusquement au bord du fleuve. Aucun moyen de passer. Et si je me forçai à me noyer ? Non, impossible, on ne peut pas faire ça c'est trop dur. L'adrénaline montait et, pensant que Prudence me poursuivait déjà, je regardai frénétiquement autour de moi, dans l'espoir de trouver quelque chose qui m'aiderait. À une centaine de mètres de là, un pont passait au-dessus de l'eau. Je m'y précipitai et passai sans mal. Dernière ligne droite : un grand édifice délabré, assez haut pour mourir en tombant de son sommet.

Que fais-tu, trouve-toi une âme !

L'envie était revenue, plus forte que jamais et tout ce que je pouvais faire maintenant c'était me dire que les âmes étaient dans l'édifice délabré. Pour que le démon qui était en moi s'y précipite.

♣ . ♣ . ♣

Le bâtiment était déjà bien abimé lorsque j'y pénétrai et mon poids sur les marches et le palier de l'étage, où je m'étais empressé de monter, n'arrangeait rien. Je manquai de tomber, des planches de bois se dérobant sous moi, mais ce n'était pas assez haut à mon goût. Et puis, il fallait que je réussisse à me transformer en humain pour avoir le plus de dégâts possibles. Et ainsi, avoir plus de chances de mourir.

J'arrivai vite au sommet et, pris par surprise, reculai en voyant le vide s'offrir à moi, faisant tomber de petits graviers. Je restai deux secondes sans bouger, à contempler la ville sous mes pieds, puis me réanima et contracta mes muscles pour redevenir un humain. Cela ne marcha pas. J'étais trop stressé, trop hâtif pour que ça fonctionne. Une fois encore, j'essayai de me détendre, je me remémorai les paroles de Prudence. Mais ça non plus, ça ne marchait pas. Pour me calmer, j'avais besoin de la voix douce. De la vraie.